« Après bien des années où j’ai cru que je ne rêvais plus jamais de rien, j’ai rêvé de l’Afrique » : c’est avec cette première phrase emprunte de mystère et de nostalgie – qui fait partie de ces incipits qui impriment leur marque – que débute American Darling. Le dixième roman de Russel Banks est un livre impressionnant, tant par la multitude des thèmes abordés que par la complexité de son héroïne principale. Une immense fresque, miroir de la seconde moitié du vingtième siècle, dans laquelle le lecteur navigue constamment entre passé et présent, continent américain et africain.
Quelques jours seulement après avoir rêvé d’Afrique, Hannah Musgrave, 59 ans, quitte sa ferme bio des Adirondacks pour le Libéria. Avec ce retour, elle espère pouvoir enfin renouer les fils déliés de son passé. Mais alors que le lecteur s’attend à découvrir les raisons qui la poussent à retourner clandestinement au Libéria – cachée dans la soute d’un camion – l’écrivain américain fait durer le suspense. Et nous embarque dans un récit en forme de bilan. Celui d’une vie menée à l’écart des sentiers battus et dont le fil conducteur semble avoir été « la trahison et l’abandon ». Militante d’extrême gauche recherchée par le FBI, Hannah quitte les Etats-Unis pour le Libéria, abandonnant famille et êtres chers : « Je me suis simplement levée de table, je me suis tournée vers la porte, j’ai quitté mon ancienne vie et je suis entrée dans la nouvelle comme si je passais d’une pièce vide dans une autre ». Et c’est avec cette même facilité qu’elle se glisse, quelques mois plus tard, dans les habits de femme du ministre de la santé du gouvernement libérien. Une existence qui ne la satisfera qu’à moitié, mais qu’elle accepte comme si elle n’avait pas le choix. Même le lecteur bien intentionné aura du mal à éprouver de la sympathie pour cette femme à la personnalité insaisissable. Surtout quand elle affirme avoir aimé les chimpanzés dont elle s’occupe plus que ses propres enfants… Pourtant, cette mise à nu s’avère parfois touchante, ne serait-ce que parce que les non-dits semblent si nombreux.
Mais la grande réussite du roman réside dans le mélange entre histoire personnelle et histoire tout court. D’abord, celle de l’Amérique révoltée des années 60, puis celle, méconnue, du Libéria. Un pays qui fut fondé au début du XIXème siècle par des colons américains noirs récemment libérés de l’esclavage. Une politique d’aide au retour qui permettait au gouvernement américain de se débarrasser d’une frange de la population indésirable, tout en installant un point d’ancrage dans la région. Ironie de l’histoire, ces Américano-libériens ne se mélangeront jamais aux autochtones, allant même jusqu’à leur imposer le travail forcé. En se replongeant dans ses souvenirs, la narratrice fait surgir les heures les plus noires de ce petit pays d’Afrique de l’Ouest, notamment celles de la guerre civile des années 90.
Un roman dense et passionnant auquel on ne peut s’empêcher d’apporter un bémol : ni le début – beaucoup trop long – et la fin – rapidement expédiée – ne sont tout à fait satisfaisants. Mais entre les deux, 400 et quelques pages de pur bonheur !
American Darling
de Russel Banks
Babel, 571 pages
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